samedi 13 décembre 2008

III) Théories alliées à la systémique (Pascal et Vico)

III-2-4) Pascal (1623-1662)

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur Pascal dont on peut rappeler cette citation : « Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » [PASCAL, Blaise, 1852, p 15].
Cette citation pourrait parfaitement être utilisée aujourd’hui comme définition de la Systémique. Elle synthétise tout ce qui caractérise l’approche Systémique. Enfin rappelons-nous de ce qu’a dit Pascal sur Descartes : « Descartes inutile et incertain ».
On pourrait ajouter sur Pascal, qu’il était en fait allé plus loin que Descartes, tant sur le plan mathématique que philosophique. En particulier, Descartes, ébloui en quelque sorte par son succès, a considéré qu’il avait compris son propre esprit et le monde et a commencé à développer les thèses scientistes reprises par Laplace et amenée à leur maximum avec le positivisme et A. Comte. Au contraire, Pascal a entrevu la dimension infinie de l’espace et du temps dépassant de loin les capacités humaines : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » [Pensée 187]. Il a compris l’extrême complexité du monde dans lequel nous nous trouvons, et la faiblesse de nos moyens matériels et spirituels. En cela il donc bien anticipé la Systémique dans cette dimension « modeste » du savant comparé à la dimension et la complexité du monde, ainsi que le problème de la rationalité limitée. Loin de renoncer à la science, il a continué son œuvre mais dans une perspective opposée à celle de Descartes et son approche « triomphante ».
Par ailleurs, il a repris l’approche par de multiples points de vues de Leibniz, insistant sur le fait qu’il faut multiplier ceux-ci pour comprendre une chose terrestre, du fait de la relativité du monde et pour « s’ouvrir à l’infini ». Ainsi, et contrairement à Descartes dans les domaines scientifiques Pascal ne prétends pas utiliser une méthode générale simple. Au contraire, au-delà des multiples points de vues, il n’hésite pas à adopter pour chaque problème étudié une approche spécifique pragmatique sans revendiquer de solutions générales absolues, ni encore moins une Vérité absolue. Il emploiera une approche, les « hexagrammes », pour l’étude des coniques, et une autre complètement différente pour démontrer l’existence du vide, etc... Il a donc devancé la Systémique et ses découpages ad-hoc construits à partir du réel en vue d’élaborer des modèles scientifiques. La Systémique a repris cette idée d'approches multiples comme centrale, elle sera plus développée en (III-3-6) et en (VI-14).
Enfin, il a fait le troisième choix -repris par la Systémique-, entre le besoin du point fixe, référence absolue, fondement stable et inébranlable sur lequel tout se construit –cher à Descartes- et le relativisme absolu où toute connaissance est vaine car « tout coule tout s’écoule » (Héraclite) qui conduit à l’abandon intellectuel, au repli sur soi et au désespoir. C’est le troisième choix orthogonal si l’on peut s’exprimer ainsi, qui consiste « à aller au-delà de la croyance et du désespoir » (B. Vergely) pour découvrir une réalité infinie, complexe, « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » comme le dit Pascal. On retrouve ici la récursivité Systémique décrite en (II-3-5) et la maison « comme une construction bâtie sur pilotis » de K. Popper [POPPER Karl, 1984, p 111], qui accepte délibérément une construction certes branlante et pouvant tomber à tout moment sous les coups d’une preuve réfutant la théorie, mais qui va malgré tout entreprendre cette construction en écartant sciemment à la fois le point soi-disant fixe si rassurant, et le désespoir. Enfin, il a anticipé l’épistémologie de K. Popper dans une lettre au Père Étienne Noël : « Pour faire qu’une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer de sa fausseté ». Il avait compris qu’une théorie, une hypothèse ne pourrait jamais être prouvée vraie, même après avoir passé N tests ou expériences avec succès. A l’inverse il suffit qu’un seul nouveau test soit en désaccord avec la théorie pour que celle-ci puisse être déclarée fausse.

III-2-5) G.B. Vico (1668 - 1744)

G.B. Vico, est un italien qui a vécu juste après Descartes et s’est opposé violemment à lui. Il est probable que s’il avait été français et écrit en français, l’épistémologie, voir même les sciences occidentales, auraient pris une toute autre tournure et nous aurions pu gagner peut-être deux siècles. Auteur d’un ouvrage resté ignoré jusqu’à assez récemment : « Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni » en 1725 et auteur de l’idée d’une science nouvelle. Il est la référence historique du Constructivisme épistémologique, comme Descartes l’est de l’empirisme positiviste. Il professe que le cœur des sciences est « l’ingenium » et non la découverte de faits préexistants. L’ « ingenium » rejoint tout à fait l’ingenio de Léonard de Vinci 150 ans plus tôt, où la science doit être invention de modèles créatifs, dynamique d’hypothèses construites (d’où le nom de constructivisme) à vérifier scientifiquement (réfuter avec K. Popper).
Comme l’explique G.B. Vico, Descartes veut appliquer la « méthode géométrique » à toutes les sciences, c’est-à-dire la méthode utilisée pour la géométrie. Or, si cette méthode est soit-disant efficace pour des choses créées par l’homme de toutes pièces (la géométrie), dans les autres sciences, où il s’agit de tirer les lois universelles du monde réel auquel nous sommes confrontés et qui n’ont pas été créé par nous, cette méthode ne fonctionnera plus. Ainsi G.B. Vico dit « C’est pourquoi ces propositions de physique, qui sont présentées comme vraies en vertu de la méthode géométrique, ne sont que vraisemblables, et, de la géométrie, ne tiennent que la méthode, et non la démonstration : nous démontrons les choses géométriques, parce que nous les faisons ; si nous pouvions démontrer les choses physiques, nous les ferions. » [VICO, GiamBattista, 2001, p 51]. Bien au contraire cette démonstration géométrique chère à Descartes et au Positivisme amènera à une stérilisation certaine pour deux raisons :
  • Application d’une démarche dite « internaliste » d’introspection chère à Descartes, le « je pense donc je suis », légitime (???) pour la géométrie invention humaine, mais non à un secteur scientifique dont le but est de comprendre le monde physique et donc externe. Les théories scientifiques tentant de comprendre le monde doivent donc relever de la démarche « externaliste » défendue par J.B. Vico, et la Systémique, car s’appuyant sur un monde qui est externe à l’observateur, même si cet observateur fait bel et bien, partie de ce monde. Pour employer une image, ce n’est pas en observant et en analysant son esprit par introspection cartésienne, que l’on fera de l’astronomie…
  • Application de la démarche déductive positiviste où le but est de trouver le vrai, référence absolue, et donc LA théorie scientifique validée comme vraie. G.B. Vico par contre rétabli l’équilibre aristotélicien, il remet la démarche scientifique sur ses deux jambes. Il utilise la 1° phase d’imagination, de création, et d’induction nécessaire à l’apparition des nouvelles théories sans rejeter la 2° phase qui suit, caricaturée par Descartes. Dans cette 2° phase il s’agira de s’assurer de la vraisemblance de la théorie mais sans prétendre atteindre la vérité absolue, le point fixe. On retrouve donc très clairement ici à la fois Bachelard avec sa flamme vacillante des connaissances, Kant et K. Popper avec la maison sur pilotis et à nouveau K. Popper avec son critère de réfutabilité des théories –qui va plus loin que G.B. Vico-, et bien sûr la Systémique actuelle.
Sur ce point il faut citer G.B. Vico : « Pour éviter l’un et l’autre défauts, je serais donc d’avis d’enseigner aux jeunes gens tous les arts et les sciences en formant leur jugement de façon complète, afin que la topique enrichisse leur répertoire de lieux communs et que, tout en même temps, ils se fortifient, grâce au sens commun, dans la prudence et l’éloquence, et s’affermissent, grâce à l’imagination et à la mémoire, dans les arts qui reposent sur ces facultés de l’esprit. Qu’ils apprennent ensuite la critique, et qu’ils jugent alors, sur nouveaux frais et avec leur propre jugement, les choses qu’on leur a apprises, et s’exercent à raisonner sur elles en soutenant les deux thèses opposées. » [VICO, GiamBattista, 2001, p 48 et 49]. Il s’agit bien de ne rejeter aucune des deux phases, mais au contraire de les exercer l’une et l’autre puis de revenir à la première en boucle rétroactive : c’est la dialogique d’E. Morin dès le XVIII° siècle…
Par ailleurs G.B. Vico réhabilite la praxis des grecs antiques. Pour Descartes la science doit être un ensemble de théories valides par elles-mêmes, par leurs logiques internes (autre forme d’internalisme), vraies dans l’absolu, comme l’est la géométrie. Dans l’approche vichienne, la science doit plutôt être le soutien d’une praxis, d’une pratique, une aide au praticien, comme c’est le cas de la biologie pour la médecine, (n’oublions pas que L. Von Bertalanffy était biologiste…).
Enfin G.B. Vico attache une très grande importance à la prudence, thème souvent repris dans cet essai. C’est la reprise de la phronèsis d’Aristote et de la prudencia des Romains comme le rappelle A. Pons. Pour Vico, le chercheur doit avancer dans le domaine du vraisemblable, et non du certain, face à un monde externe, et non interne, qu’il lui est imposé, qui le dépasse et qu’il ne maîtrise pas, mais qu’il tente –seulement et modestement- de comprendre avec prudence sans sauter trop vite à des conclusions en voulant s’appuyer sur l’évidence cartésienne. Enfin cette prudence est à opposer au doute cartésien. Le doute cartésien ne doit pas être rapproché de la prudence aristotélo-vichienne, il relève en réalité d'une démarche opposée : le doute cartésien est donné comme systématique, mais le problème est qu'il ne dure que le temps d'une phrase, il ne relève donc pas d'une démarche. En effet tout d'abord il disparaît comme par magie subitement dès la phrase suivante devant l'évidence (de quoi et pourquoi ?) ; ensuite la prudence s'inscrit dans une véritable démarche, une méthode, qui est la délibération, la dialogique, l'adoption de multiples points de vue, en l'occurrence ceux des autres sages (Aristote) ou des autres scientifiques (constructivisme) au cours d'une procédure de dialogique volontaire et suffisamment longue. Car « quand on délibère, on y met souvent beaucoup de temps; et l'on dit ordinairement que, s'il faut exécuter rapidement la résolution qu'on a prise après délibération, il faut délibérer avec lenteur et maturité. » [ARISTOTE, 1992 p 255].

SUITE du Blog : Théories alliées à la Systémique (Darwin et Bachelard)

Benjamin de Mesnard

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